★ ... j'ai besoin de changer d'air... ★
J'ai trop bu....
beaucoup trop bu. Diantre que c'est douloureux ! Cela fait des mois que je ne me suis pas laissé aller ainsi à l'ivresse... ou bien des années ? Je ne sais plus. Tout se mélange. Je suis tellement fatigué... Tout ça c'est de la faute de Von Heindrick. Et de sa femme. Et de leur fille bien sûr.... cet adorable petit bébé dont il fallait
absôôôlument célébrer la naissance. Foutus crétins ! Pourquoi est-ce que j'ai accepté ça ? Je ne sais déjà plus. Probablement parce qu'il me devait de l'argent. Ou pour me changer les idées. Un peu des deux sans doute... Tout ce dont je me rappelle -
aïe, ma tête ! - c'est d'avoir bu un verre en l'honneur de l'enfant. Je suppose que j'ai ensuite dû en boire d'autres. A quoi ? A qui ? Je n'ai personne à honorer. Personne avec qui j'aime m'enivrer non plus. J'ai certainement dû picoler pour oublier quelque chose.... comme le fait que je me trouvais entouré d'imbéciles par exemple.
Je les ai abandonnés sur le coup de onze heures.... à moins qu'on ne m'ait poussé vers la sortie ? Vauriens ! Je suis bien mieux ici de toute façon. Dans
mon manoir. Plongé dans le silence. Seul. Complètement seul.... mais loin de ce bébé. Au bout du compte, à quoi ça sert vraiment un enfant ? Ca braille, ça bouffe, ça vous défèque dans les bras, ça souille tout ce que ça touche.... et puis c'est tellement laid ! J'éclate brusquement de rire. Mon ricanement résonne de longues minutes dans le couloir désert avant que je ne retrouve enfin mon sérieux. Essoufflé. Encore plus déséquilibré qu'avant. Je m'adosse au mur en soupirant bruyamment. Si mon père pouvait me voir, il me chasserait de son domaine à coups d'épée. Lui il aurait voulu que j'en ai, des gosses. Et pas qu'un ; trois ou quatre garçons qui auraient pu reprendre le flambeau après ma mort. Trois ou quatre gamins qui auraient été éduqués comme moi, dans l'amour de la Terre, de la propriété et de la noblesse du sang.
Comme moi, ils auraient eu une nounou beaucoup trop complaisante, un précepteur beaucoup trop sévère et des tonnes de livres à lire en trois langues différentes. Ils auraient appris à compter et à parler latin avant de connaître le prénom de leurs parents, qu'ils n'auraient d'ailleurs vus que trois ou quatre fois par semaine quand ceux-ci n'auraient pas été occupés à parader dans une exhibition sociale très convenue. Et puis, le jour de leur introduction à la société aurait finit par arriver. On les aurait promenés de bal en bal comme des animaux de foire en déclamant des absurdités comme :
" Voilà le dernier Haselrieder ". " Voici le prochain héritier ! ". " Oh qu'il est beau ! " se seraient exclamé quelques demoiselles en quête d'un parti fortuné. Comme pour moi. Et
moi, moi je ne rêvais que de retourner dans ma chambre pour me réfugier dans mes livres, loin de cette vie où tout le monde semblait attendre que je sois beau, que je dise quelque chose d'intelligent, que je sois doué pour les affaires et qu'en somme, je sois parfait. Si seulement ils avaient su la vérité : ces terres, je les détestais. Elles ne manquaient pas de charme mais elles pesaient bien trop lourd pour mes frêles épaules. Alors je m'étais mis à rêver d'un échappatoire...
Tiens ! Tout à coup je me souviens de ce que je voulais oublier.... de la véritable raison pour laquelle j'ai bu. Le bébé... le bébé m'a rappelé mon échappatoire : elle. Je me rappelle de ses boucles rousses et de ses formes envoûtantes. De la douceur de sa peau, de la chaleur de sa main et de ses incroyables yeux bruns. Je me souviens du premier sourire qu'elle m'a adressé comme de chacun des pas de notre première danse. J'étais incroyablement maladroit ce soir-là. Distrait. Hypnotisé par la beauté ensorcelante de Liebe. Même son nom était un piège ! Tout, de sa grâce surnaturelle à son rire fascinant, aurait dû m’inciter à me méfier mais j'étais jeune, naïf et amoureux... tellement amoureux.
Pendant des mois, je me suis laissé manipuler par cette femme qui avait réussit à me faire croire qu'elle m'aimait. Qu'elle me trouvait intéressant... Combien d'heures perdues à lui parler de ma vie, de mes rêves et de mes lectures ? Combien de temps passé à partager inutilement mes passions et les pensées qui me traversaient l'esprit en parcourant secrètement les terres de mes ancêtres, main dans la main ? Combien de semaines volées pendant lesquelles je m'étais cru, pour la première fois de ma vie, écouté ? Vraiment écouté. Et aimé. Sans conditions, sans pression, sans héritage menaçant ni exigences à respecter. Avec elle j'avais l'impression d'être naturel, entier, sincère.... mais surtout, j'avais l'impression que rien ne pourrait jamais m'atteindre. Cette sensation de paix qui se distillait dans mes veines était plus enivrante que tout le reste. Dans la chaleur de ses bras, j'étais intouchable. Non ;
nous étions intouchables. Car
nous ne faisions plus qu'
un. Elle et moi, moi et elle, un seul être plus puissant que tous les autres. Au-dessus de tous. Nous nous élevions à chaque baiser, chaque caresse, chaque regard ardent et nous ne redescendions jamais tout à fait sur terre....
L'espace de quelques mois, j'y avais vraiment cru. A notre couple. A nous, filant le parfait amour sans se soucier de notre nom, de notre rang ou de ce que pouvait bien en penser le reste du monde. Pour Liebe, j'aurais tout renié ! Et j'étais d'ailleurs prêt à le faire ; prêt à faire une croix sur mon héritage et à m'enfuir avec elle pour vivre d'amour et d'eau fraîche. Tellement prêt que j'avais répété mon discours une dizaine de fois devant mon miroir pour me donner du courage. Ce soir-là, je lui ai murmuré au creux de l'oreille que rien ne me séparerait jamais d'elle. Puis j'ai fermé les yeux en posant ma tête contre son épaule.... Sans me douter que je venais de la regarder pour la dernière fois....
Je sens une larme rouler sur ma joue.... foutue gnôle ! Je n'aurais jamais dû boire. Ou au contraire, boire beaucoup plus. Boire jusqu'à oublier l'inquiétude qui m'a rongé l'esprit quand j'ai découvert son absence au petit matin. Boire pour oublier les longues semaines pendant lesquelles j'ai parcouru Corona et ses environs de long en large pour la retrouver, errant comme un dément, qu'il vente ou qu'il pleuve. Boire pour oublier le rire mesquin de mes deux sœurs qui se demandaient quelle donzelle pouvait bien m'avoir fait tourner la tête à ce point. Si elles avaient su, elles en auraient aussitôt informé mes parents.... Mais elles ne savaient rien. Personne ne savait rien et personne ne pouvait m'aider dans mon désarroi. Ma peine. Ma souffrance. Cette irrémédiable sensation de vide qui me consumait avec autant d'ardeur que les baisers de Liebe. En quelques semaines, j'étais devenu une ombre. Une carcasse sans âme qui se traînait tristement de pièce en pièce et que rien ne pouvait guérir. Ni ma famille, ni les fêtes, ni les femmes que me présentaient mon père n'avaient le moindre effet sur mon humeur. Finalement, il avait fallut attendre que le temps fasse son effet.... Et ce n'est qu'au bout de trois ans que j'avais finalement compris.
Une sorcière. Liebe était une sorcière. Une femme. Une manipulatrice. Pourquoi était-elle partie avant que je n'ai fais une croix sur mon héritage ? Je ne le saurais jamais. La seule certitude que j'avais -
et que j'ai encore - c'était qu'elle avait agit dans l'intention de me nuire. De me blesser, de me mettre plus bas que terre. Il n'y avait pas d'autres explications possibles. Etait-elle l'un de ces monstres qui se repaissait du malheur des autres ? Avait-elle jouit de ma souffrance ? Très certainement. Pas un seul instant je ne m'étais méfié de ses pouvoirs, trop aveuglé par sa beauté, son charme et les sourires qu'elles me tendaient. Evidemment, tout cela n'avait été que sorcellerie. L'avais-je jamais trouvé belle ou m'avait-elle ensorcelé dès la première seconde ? Encore une question à laquelle je n'aurais jamais la réponse. Tout ce dont je suis certain, c'est ce qu'elle a fait de moi ; un homme meurtri, défiant et incapable d'aimer.
Ce bébé aurait pu être le mien... mais je n'en ai pas voulu. Ni de lui, ni de n'importe quelle femme qu'on me présentait les unes après les autres pour me marier. Lorsque j'ai atteint mes trente huit ans, mon père a menacé de me déshériter au profit de mon neveu ou de son propre frère. Etait-il sérieux ? Mystère. Il est mort avant d'avoir eu le temps de mettre ses menaces à exécution. De toute façon, cela n'aurait rien changé. Ces terres finiront par revenir aux fils de mes sœurs quoiqu'il advienne. Car je n'ai pas d'enfant et je n'ai pas l'intention d'en avoir. Les femmes m'ennuient. Les hommes aussi d'ailleurs. Leur conversation est inintéressante et prévisible à la virgule près tant elle est façonnée par les convenances. Je me suis lancé dans le prêt d'argent, pour m'occuper l'esprit comme pour le plaisir de voir ces imbéciles s'endetter pour une dépendance, une nouvelle calèche ou les études de leur mioche. Je ne sors que pour m'amuser de la bêtise des autres et rentre aussitôt pour m'en éloigner. En fait, je passe le plus clair de mon temps entre les murs de cette bibliothèque ou sur le dos de mon cheval, arpentant ces terres que j'ai finalement appris à aimer. C'est tout ce qu'il me reste après tout.... ma propriété et le savoir que j’acquiers au fil des pages. Ce sont les seules choses qui ont encore un peu d'importance. Tout le reste n'est que spectacle et mise en scène.
Aux yeux du public, je suis Alfons Haselrieder, un noble trop occupé à gérer son domaine et ses affaires pour participer à la vie public. En réalité, je ne suis qu'un vieil homme brisé par une sorcière. Qu'elle brûle en enfer ! Qu'ils y brûlent tous. Corona ne s'en portera que mieux et moi aussi. Moi aussi... ce jour-là, je n'aurais plus besoin de boire pour oublier que ni cet enfant, ni ce bonheur conjugal ne seront jamais les miens. Jamais.
★ ... et mettre fin au mystère ! ★